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Ce qui allait achever Ellison gisait dans l’obscurité. La chose ne bougeait pas, ne respirait même plus. Elle ne faisait aucun bruit, en était parfaitement incapable. Elle était morte depuis quelque temps. Et pourtant elle allait tuer Ellison.
Le cadavre était celui d’un ouvrier des égouts, un contremaître ; de son vivant, il avait choisi cet endroit pour mourir. D’autres, au sein de sa petite équipe, le jour de l’explosion de la bombe, avaient préféré retourner en surface pour rejoindre leur famille et les autorités sur lesquelles ils comptaient. Cet homme n’avait pas partagé la même foi. Il était vieux, prêt, plus que prêt, à prendre sa retraite, pas seulement de son travail auquel il s’adonnait depuis quarante-deux ans (certains prétendaient une centaine d’années, d’autres disaient qu’il était né dans les égouts, alors que d’autres, qui n’appréciaient guère son humour souvent amer, affirmaient qu’il appartenait à cet univers), mais de l’existence même. On aurait pu le croire fou de croire que la vie était plus pure sous terre que sur terre. En vérité, il pensait, sans l’avoir jamais confié à quiconque, que, dans cet univers plongé dans une nuit éternelle, l’absence d’êtres humains était un bienfait merveilleux. Tout était plus net, plus défini, contrairement au monde obscur d’en haut où tout était en demi-teinte, les couleurs tout comme les opinions et les races. Dans les profondeurs, tout était noir sauf lorsque la lumière artificielle l’éclairait ; et un tel éclairage rendait encore plus sombres les ténèbres au-delà, encore plus intensément profondes. Il s’était considéré comme un homme simple (bien qu’il ne le fût pas) avec un penchant pour l’absolu. Les tunnels lui offraient cet absolu.
Et l’explosion des bombes lui avait fourni l’absolu suprême. Plus d’êtres vivants, que des agonisants.
Il avait laissé ses ouvriers partir, sans même leur donner de conseil. En fait, il éprouvait une certaine joie d’en être débarrassé. Puis il s’était organisé dans l’obscurité.
Le vieil abri antiatomique ne lui était pas inconnu bien que les ouvriers des égouts n’y aient pas accès. Il ne s’y était pas rendu depuis des années, car la curiosité d’antan s’était vite éteinte en s’apercevant que le bunker était inoccupé ; mais une fois seul, il y avait cherché refuge simplement parce qu’il préférait mourir sans être trempé jusqu’aux os. Le vieux complexe n’était-il pas humide et couvert de flaques d’eau, bien qu’il y ait des endroits qui ne suintaient pas ?
Il s’installa donc dans le sombre couloir sans s’inquiéter outre mesure lorsque les piles de son casque furent usées, que la lumière fut lentement absorbée par les ombres, engloutie par les ténèbres d’un seul coup. Il attendit patiemment, n’ayant de larmes à verser pour personne (il n’avait pas de proche famille) et peu de regret devant la tournure des événements. D’une certaine façon, il était même heureux que le choix de sa mort fût le sien et ne fût pas dicté par une autorité municipale qui avait toujours dirigé sa destinée. Il avait entendu dire que le dernier stade de la mort par famine n’était pas si déplaisant, que l’esprit, dégagé, libéré de tous besoins physiques, se trouvait plus libre. Si seulement il ne fallait pas d’abord subir les affres de la faim qui le tiraillaient et la souffrance provoquée par la détérioration des organes.
Les jours s’étaient écoulés et le vieil homme s’était efforcé de rester tranquille, non point pour préserver ses forces, mais parce que l’immobilité était proche de la léthargie. Il perdit la notion du temps, aussi ne se rendit-il pas compte du moment où commencèrent les hallucinations (ou même de celui où elles prirent fin). Il y prenait même parfois plaisir (qui n’apprécierait pas d’échanger quelques plaisanteries avec Dieu, de flotter dans l’espace ou de voir la terre comme une minuscule lumière bleue ?), mais certaines le terrifiaient ; il se recroquevillait alors et se cachait le visage pour éviter les visions, les sons qui n’avaient pas leur place dans son univers. Le bruit de débandade avait provoqué les visions les plus atroces car, inexplicablement, elles semblaient le ramener à une réalité cauchemardesque. Les pas précipités étaient très proches, ils venaient d’une grille qui s’étendait sur toute la longueur du couloir où il était allongé. Il n’osa jamais risquer un coup d’œil, car cela signifiait mettre à l’épreuve la réalité de son rêve, et celle-ci pourrait le lier plus longtemps à l’existence qu’il essayait de fuir. Allongé, il avait attendu en retenant son souffle, de peur que ces créatures souterraines, si bruyantes, ne lui imposent leur vérité.
Le délire du vieil homme fut sans fin, le glissement vers la paix, non l’oubli – une fois le pire passé –, facile et aérien, aucune barrière ne séparant les deux contraires, la vie et la mort. Le corps s’était raidi avant l’instant ultime, les jambes écartées, les bras le long du corps, la tête penchée sur la poitrine. C’était ainsi qu’il avait choisi de mourir et Dieu s’était montré clément envers lui.
Il avait cru, à tort, que sa sortie n’aurait aucune conséquence et ne gênerait personne ; mais là, il avait eu tort.
Si l’ouvrier des égouts n’avait pas choisi cet endroit particulier pour s’éteindre, si ses jambes n’avaient pas été écartées, les pieds pointés vers la direction est-ouest, alors Ellison n’aurait pas buté sur lui, trébuché, perdu sa torche, son revolver, et, un peu plus tard, sa vie.
Ellison franchit la porte comme une flèche, avec pour seul désir celui de se trouver le plus loin possible de toute cette confusion. Il savait que les autres n’avaient aucune chance : il ne devait plus rien rester de Culver et de Fairbank maintenant, et Dealey et la jeune fille ne tiendraient pas longtemps seuls. Il ne songea même pas au fait que les deux derniers avaient d’autant moins de chances de s’en sortir qu’il leur avait pris la torche et le revolver. C’étaient des imbéciles et ils n’avaient plus leur place en ce monde ; seuls les gens perspicaces et impitoyables survivraient. Il avait l’intention de survivre ; il avait traversé trop d’épreuves pour ne pas y arriver.
Au-delà de la salle où Kate et Dealey gisaient, abasourdis, se trouvait une autre pièce, plus petite et carrée. La torche révéla aussitôt une porte juste en face. Il priait pour qu’elle ne fût pas verrouillée, tout en courant dans cette direction ; sa prière fut exaucée. Avec soulagement, il l’ouvrit toute grande et aperçut un petit couloir et, tout au bout, une autre porte. Celui qui avait conçu cette demeure insensée devait avoir la manie des portes et des couloirs, à moins que (comme c’était très probable) ces dernières aient été ajoutées, au cours des décennies, quand le complexe avait pris de l’extension. Ellison était si effrayé par ce qu’il venait de quitter et si déterminé à savoir ce qui l’attendait qu’il ne remarqua pas les jambes étalées, les pieds écartés, juste de l’autre côté de la porte. Ses mains tendues lâchèrent à la fois la torche et le revolver et il atterrit lourdement sur le sol de béton, s’écorchant les jambes et les genoux. Son cri de surprise se transforma instantanément en un cri de douleur, puis d’angoisse lorsque quelque chose remua et qu’il se trouva sans lumière.
La panique, sa vieille amie et son stimulant, le poussa à chercher à tâtons, sur le sol de béton, la précieuse torche. Il eut un mouvement de recul en touchant la jambe, raide comme un bâton, s’éloigna rapidement et se trouva contre un mur ; sous ses pieds il y avait une sorte de grille. Les lames étaient assez larges pour y passer la main et, l’espace d’un instant, ses doigts s’agitèrent dans le vide. Il les retira à la hâte, ne supportant pas le courant d’air froid qui lui donnait des frissons.
Il trouva la torche à proximité et se coupa la main sur le verre brisé. Il appuya sur l’interrupteur, implorant une fois de plus le ciel, mais là, sa prière ne fut pas exaucée : la lumière ne se fit pas.
Ellison laissa échapper quelques gémissements mêlés de sanglots d’apitoiement sur son sort. Le revolver. Il lui fallait trouver le revolver. C’était son unique protection. Mais quelqu’un là-haut refusait de l’entendre : ses supplications restaient sans réponse. Il chercha du mieux qu’il put dans le couloir, à quatre pattes, mais il ne trouva que des excréments séchés, sans doute le legs du mort au monde. Au bout d’un moment, il capitula, sachant que la folie ou la vermine viendrait quémander son dû s’il restait là une minute de plus. Il se dirigea vers le mur de droite, palpant la grille sous ses pieds – peut-être le revolver était-il tombé dedans ; s’appuyant sur le mur de ses deux mains, il avança, certain que c’était la bonne direction ; ses doigts ne quittaient jamais la surface rugueuse du mur ; il était dans le noir absolu, autant à cause de sa peur que du manque de lumière.
Un coin. Il avançait en se tenant toujours au mur. Une porte. Celle qu’il avait aperçue juste avant de traverser. Il trouva la poignée, la tourna, ouvrit la porte et entra. Impossible de savoir où il se trouvait. Il ne pouvait que se diriger en se tenant au mur ; il tourna vers la droite, fit un long détour, conscient que l’obscurité accroissait les distances et ne s’arrêta que lorsqu’il découvrit une autre ouverture. Il y pénétra, sans lâcher le mur, continua sa marche en trébuchant, s’avança plus avant dans le labyrinthe. Il ne savait pas que s’il avait choisi le chemin de gauche, il serait tombé sur un escalier qui menait en surface.